Le temps que nous vivons est-il le temps ordinaire ?

21 janvier 2024

   Notre temps est celui de tous les hommes, le temps des occupations, des travaux, des loisirs, des joies et des peines – rythmés par la succession des jours, des semaines et des mois. Et néanmoins ce temps ordinaire se trouve pour nous, chargé d’une dimension nouvelle, d’une profondeur nouvelle, depuis que Jésus-Christ est venu parmi nous : « les temps sont accomplis, dit Jésus, le Règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile.  » Le temps chrétien n’est pas pour autant suppression du temps ordinaire. Mais ce qui s’est passé avec Jésus et par sa venue – non seulement sa proclamation du Règne de Dieu parmi nous, mais ses actes de guérison, de libération et de pardon, l’offrande qu’il a faite de lui-même en se donnant sur la croix, et la vie qui lui a été redonnée par-delà la mort –, tout cela donne à notre temps une profondeur toute nouvelle et nous invite à vivre dans le temps en étant déjà témoins de la vie éternelle. Nous sommes ici au coeur de la révélation chrétienne : avec Jésus et par lui, et plus que tout, grâce à sa résurrection d’entre les morts, c’est l’avenir qui s’est en quelque sorte inscrit dans le passé et qui nous rejoint dans notre présent. Le temps ordinaire continue, mais les temps sont accomplis, et nous ne devons donc point nous comporter comme s’ils ne l’étaient pas.

   Saint Augustin l’avait jadis compris, non sans difficultés ni combats d’ailleurs. Il raconte qu’à un moment de sa vie, avant sa conversion, ses réflexions sur Dieu « ressemblaient aux efforts de ceux qui veulent s’éveiller et qui pourtant ne peuvent faire surface et sombrent à nouveau dans les profondeurs du sommeil » ; il entendait bien l’appel de Dieu, mais il n’y répondait que par « des paroles nonchalantes et somnolentes » : « “Tout de suite ! voilà ! tout de suite ! Accorde un petit instant !” Mais ces “Tout de suite ! tout de suite !” jamais n’avaient de suite, et le “petit instant accordé” traînait en longueur. » (Confessions, VIII, V, 12). Jusqu’au moment où Augustin répondit pour de bon à l’exhortation de saint Paul : « l’heure est déjà venue de sortir de votre sommeil (…) La nuit est bientôt finie, le jour est tout proche. Rejetons les œuvres des ténèbres, revêtons-nous les armes de la lumière. » (Rm 13, 11-12) 

   De fait, plusieurs siècles avant Augustin, saint Paul avait vigoureusement invité à se convertir «  tout de suite » et à répondre « tout de suite  » à l’appel du Christ. Il est vrai qu’il croyait (comme la première génération chrétienne) à l’imminence de la fin des temps, et l’on comprend qu’il ait dit si nettement aux chrétiens de Corinthe : « Le temps est limité… car il passe, ce monde tel que nous le voyons  ». Mais le fait que l’histoire continue de siècle en siècle n’enlève rien à l’urgence de l’appel. Non pas que Paul nous demande d’être indifférents aux biens de ce monde ; simplement il nous exhorte à ne pas nous y installer, à ne pas nous conduire comme si ce monde n’était pas déjà marqué par les commencements du Règne de Dieu et de la vie éternelle : « que ceux qui pleurent  » soient « comme s’ils ne pleuraient pas », que « ceux qui profitent de ce monde » soient « comme s’ils n’en profitaient pas vraiment. »

   Nous vivons dans le temps ordinaire, mais c’est dans ce temps même que retentit l’appel à la conversion : c’est aussi le temps de la grâce !

ab. F. Fermanel